À l'école des Lumières, l'exclusion est le problème, pas la solution

A la rédaction du Temps, 27 août 2006
Olivier Maulini, Genève

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Si tu ne sais plus où tu vas, regarde d'où tu viens.
Proverbe africain


Dans nos sociétés inquiètes, en mal de repères, de certitudes, voire de Grand Timonier, on dirait que nous cherchons à tâtons le projet qui saura nous relier. Quel homme devons-nous promouvoir, duquel serons-nous - et comment - les dignes héritiers ? Votre journal a mis à profit la pause de l'été pour nous rappeler que des Lumières ont jadis été allumées. Il est donc tentant de s'y référer pour éclairer les questions qui nous sont aujourd'hui - et très concrètement - posées.

Il y a trois cents ans que des esprits visionnaires ont par exemple fait de la raison, de la justice et des droits humains l'horizon de la démocratie, d'un monde fondé sur le bien commun et la liberté, le savoir pour tous et la confrontation des idées. Aujourd'hui, c'est la rentrée : les élèves ont taillé leurs crayons, les maîtres préparé leurs leçons. S'ouvre même, à Genève, un débat passionné sur l'avenir de l'école publique : peut-on revenir aux affaires courantes sans couper trop tôt l'éclairage philosophique ?

Jean-Jacques Rousseau, et après lui Jean Piaget et Edouard Claparède sont trois des figures tutélaires de " l'esprit de Genève ", lui-même débiteur du projet des Lumières. Leurs noms sont gravés aux coins de nos rues, aux frontons de nos écoles, sur le socle de statues agrémentant la ville. N'ont-ils rien d'autre à nous léguer ? Qu'ont dit ces précurseurs qui pourrait situer, dans le temps long de l'histoire, la " question scolaire " telle que nous devons nous-même la trancher ? Essayons, sans la travestir, de résumer brièvement chaque pensée.

Rousseau : généraliser l'instruction, condition de la démocratie

" Qu'on destine mon élève à l'épée, à l'église, au barreau, peu m'importe. Vivre est le métier que je veux lui apprendre. Et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne. " Rousseau pense que l'égalité entre les hommes passe par l'accès de tous à l'éducation. Les futurs magistrats, prêtres ou soldats n'exerceront pas les mêmes fonctions, mais chaque enfant deviendra un jour citoyen et devra connaître à ce titre les savoirs, les pratiques et les valeurs qui fondent le " contrat social ", le pacte protégeant les intérêts de chacun au nom même de l'intérêt commun.

L'éducation de base ne doit pas séparer mais rassembler les élèves : leur apprendre " tout ce qu'un homme doit être ", dit Rousseau dans l'Emile. Le philosophe de la démocratie jette ainsi les bases de l'instruction publique, laïque, gratuite et obligatoire ; le droit à l'éducation vaut pour le peuple souverain, pas pour quelques élus chargés de gouverner - parce qu'eux seuls sont éclairés - la grande masse des illettrés.

Aujourd'hui, l'instruction devrait ainsi garantir une culture de base : " L'école doit permettre à tous les élèves d'acquérir des savoirs solides, le sens des responsabilités et de la solidarité. C'est la condition d'une réelle égalité des chances à l'entrée dans la vie adulte et la voie d'accès à la citoyenneté, l'autonomie, l'emploi, la formation tout au long de la vie. " (www.former-sans-exclure.org) Ne produira-t-on que des génies ? Justement pas. Si les premiers degrés sont obligatoires, c'est que certains savoirs ne sont pas un luxe, mais une nécessité. Dire d'avance que certains enfants ne peuvent qu'échouer, c'est se résigner à ne pas tous les former : comment se plaindre ensuite si le pronostic est confirmé ?

Piaget : croire que l'enfant est éducable, condition de l'enseignement

" Le but principal de l'enseignement est de développer l'intelligence et surtout d'apprendre à la développer aussi longtemps qu'elle est capable de progrès. " Piaget considère la pensée comme une faculté d'adaptation commune à tous les hommes. Les enfants peuvent tous apprendre, et ils le font d'autant mieux que les adultes cherchent à les stimuler, tiennent compte de leur manière de raisonner, les croient capables d'accéder aux savoirs et aux compétences qui permettent de vivre et de juger par soi-même.

Le psychologue genevois incarne l'idée maîtresse de la pédagogie et de la recherche en éducation : il ne suffit pas d'enseigner pour que l'élève apprenne, car " répéter des idées justes, même en croyant qu'elles émanent de soi-même, ne revient pas à raisonner correctement ". Tout faire pour que les enfants s'instruisent, ce n'est pas leur demander ce qu'ils aimeraient savoir, mais comprendre leurs difficultés et les inciter à les dépasser en soutenant leur activité.

L'école obligatoire ne peut donc qu'affirmer l'éducabilité des esprits qui lui sont confiés. " Les enfants sont différents, mais tous peuvent acquérir la culture de base, à condition que l'école tienne compte de leurs ressources et de leurs besoins, qu'elle pratique une pédagogie rigoureuse, différenciée, active, soucieuse de faire dialoguer les cultures et de donner du sens aux apprentissages. " (www.former-sans-exclure.org) Ce point est crucial. Il explique sans doute pourquoi le débat public est en même temps si complexe et si passionné : quand l'enfant n'apprend pas, comment se partagent les responsabilités ? Si l'on pense que le problème vient d'un " manque d'effort " ou de " maturité ", on sanctionne l'élève d'une mauvaise note et/ou du redoublement d'un degré. Si l'on juge que le maître doit moins constater l'échec que le prévenir et inciter l'enfant à progresser, alors il s'agit de comprendre comment celui-ci raisonne, ses erreurs, ses difficultés pour lui apporter un soutien permanent et ciblé. Méfions-nous des oppositions : il n'y a de pédagogie que si les problèmes scolaires sont ceux de l'élève et du maître associés.

Claparède : évaluer pour informer, condition de l'apprentissage

" Une note basse ne saurait en aucun cas porter secours à une intelligence insuffisante. " Claparède juge que l'organisation de l'école ne peut pas tout, mais qu'elle a un impact important sur ce qu'apprennent ou non les élèves. Tout miser sur les mauvaises notes, les rangs, les punitions, les concours et les prix, c'est placer la motivation en dehors de la leçon, inciter les enfants à ne viser que la moyenne, éliminer les plus faibles en sanctionnant leur retard au lieu de les aider à progresser par un soutien adapté.

" L'école actuelle veut tout hiérarchiser ; ce qui importe avant tout, c'est de différencier ", dit le docteur en médecine. Claparède propose une pédagogie " sur mesure ", qui tienne compte des différences pour mieux conduire chaque élève vers la culture générale dont il pense, comme Rousseau qu'elle forme " le lien spirituel entre les hommes d'un même milieu et d'une même génération ". On retrouve la contradiction : comment se plaindre des écarts de résultats si l'évaluation ne pense qu'à classer au lieu de conduire à apprendre dès le début de la scolarité ?

Dans un monde où le savoir est la condition d'une vie libre, l'instruction de base devrait clairement exclure l'exclusion. " Tout au long de l'école obligatoire, l'effort doit porter sur les apprentissages et non sur la sélection. L'évaluation doit aider à apprendre et informer élèves et parents de la progression de chacun vers les objectifs. Elle ne doit ni classer, ni marginaliser, ni surtout humilier. Il faut donc viser une école pour tous, organisée en étapes pluriannuelles, sans sélection ni filières séparées. " (www.former-sans-exclure.org) Note ou pas note n'est pas la question tant que l'on ne dit pas ce qui est mesuré et à quoi le chiffre est censé mener. Trier les élèves avant de les former augmente les risques de creuser les écarts et d'amener les plus faibles à se résigner. Les enquêtes internationales l'ont bien documenté.

Prophètes en leur pays ? Les raisons de voter 2 x NON

Rousseau faisait de l'instruction publique la condition de la démocratie. Les travaux de Piaget ont montré qu'il faut croire que l'enfant est éducable pour (bien) enseigner. Et Claparède prônait une école qui évalue pour aider à apprendre, pas pour punir et hiérarchiser. Ils résument à eux trois les enjeux du débat d'aujourd'hui. Seront-ils prophètes en leur pays ?

Les citoyens genevois voteront le 24 septembre prochain sur une initiative et un contre-projet qui veulent faire " monter le niveau " de l'école genevoise (ou de l'école tout court) en sanctionnant les élèves les plus faibles et en incitant les autres à viser la moyenne plutôt que l'excellence personnelle et la réussite collective. On doit constater que ces deux textes font fausse route : ils reviennent aux méthodes qui ont échoué (classements, moyennes chiffrées, redoublement intégral et automatique des degrés) et que les pays scolairement avancés ont depuis longtemps choisi d'abandonner. Reléguer pour mieux former est une fausse bonne idée : elle n'a pas d'avenir et que fait-elle donc des Lumières du passé ?

Pourquoi, au total, voter 2 x NON ? Parce que Genève est une cité moderne, plurielle, cosmopolite, socialement plus complexe et conflictuelle, moins stable et homogène que des régions dont l'école reste à la fois davantage protégée et respectée. Parce que la recherche en éducation montre que plus les contraintes sociales sont intenses, plus l'échec scolaire a tendance à s'aggraver. Parce que l'école genevoise aurait donc besoin de faire mieux, mais que l'inquiétude qui est légitimement la nôtre provoque le choc des slogans, le raidissement des positions et, paradoxalement, la paralysie de l'institution. Contre toute logique, on reproche aux enseignants de créer les difficultés contre lesquelles ils se trouvent parfois seuls à lutter. Réviser l'horaire scolaire ou l'affectation de certaines ressources ne peut pas nous affranchir d'un débat de fond sur le monde que nous voulons et le rôle de l'école dans les politiques d'intégration. Non, le projet de Rousseau n'est pas encore complètement " avalé " : quelle sorte de lumière trouverons-nous en prenant le problème de l'exclusion pour sa solution ?