Notre école, nos contradictions

Tribune de Genève, 24 août 2005 | version pdf
Isabelle et Olivier Maulini, Genève

---

La Tribune instruit le procès de l’école publique en menant l’enquête auprès de quelques enseignants du Cycle d’orientation. « Niveau en baisse. Élèves voués à l’échec. Intelligences en sommeil. Autorité en perte de vitesse. » Le feuilleton est déprimant : pas une leçon réussie, pas un enfant brillant ni un seul maître heureux ; aucun savoir appris, zéro texte bien écrit, pas une marque de respect à se mettre sous la dent. Vous n’avez vu que « désinvolture » et « médiocrité », « agressions, vandalisme et impunité ». Tout est « mou », « bas », « désespérant ». Les élèves ont « perdu toute curiosité ». Leurs parents sont « peu lucides et indifférents ». Les enseignants « ont la trouille ». Seul le directeur général n’a pas démissionné, ce dont vous choisissez de vous étonner. Notre fils va entrer en septième année : devons-nous tout de suite prendre un avocat et attaquer l’école publique qui menace son intégrité ?

Soyons sérieux. Notre fille sort de neuvième et elle n’a pas chômé. Votre enquête en dit moins sur l’état de notre école que sur l’état de nos contradictions à son propos. Nous revendiquons de l’exigence et du respect : est-ce que ce serait parce qu’ils nous font défaut ?

L’exigence, d’abord. Vous ouvrez le débat et le concluez en même temps : trop d’échecs au post-obligatoire, c’est trop de laxisme à l’échelon précédent ! On ne voit pas bien si vous êtes pour ou contre la sélection : finalement, est-ce le Collège qui est trop dur ou le Cycle trop coulant ? Pour ne pas trancher, vous descendez d’un cran : et si le mal venait du primaire, d’une « pédagogie ludique » où les élèves « perdent leur temps », « font ce qu’ils veulent », n’apprennent ni à travailler ni à se taire » ? Ou alors de familles dépassées qui « se désintéressent de leurs rejetons », les « abandonnent à la télévision » ? De nouveau, on voit mal ce qui est regretté : que les éducateurs ne soient plus respectés ou qu’ils aient sombré dans l’indignité ? En fait, tout le monde est exigeant, mais d’abord et bien sûr pour le formateur d’avant. Les professeurs dénoncent les instituteurs qui dénoncent les parents qui dénoncent les enseignants. Les journaux titrent que « l’école a trahi sa mission », ce qui ne renforce pas son autorité, évidemment. Comment sortir de cette spirale de la dépression ?

Premièrement : fixer vraiment et collectivement des priorités. Quand un enfant de huit ou douze ans ne lit pas comme on pourrait l’espérer, ne pas chercher d’abord qui a fauté, mais ce que l’on peut faire ici et maintenant pour l’aider ; cibler le travail sur ses difficultés au lieu de lui faire refaire toute une année. En redoublant, l’élève mauvais lecteur répète des centaines d’heures d’arithmétique, de géographie, d’éducation physique : comment regretter que la grille horaire ne laisse pas plus de place au français et en même temps défendre ce que vous appelez le « privilège du redoublement » ?

Deuxièmement : évaluer pour mesurer clairement l’écart aux compétences et aux savoirs visés. Quand un élève a 3 de lecture, que savons-nous – et que sait-il ? – de ce qu’il sait ou de ce qu’il ignore exactement ? Que valait une telle note il y a trente ans ? Que vaut-elle aujourd’hui à Fribourg, à Plainpalais ou dans le Mandement ? Nul ne peut le dire, puisque l’instrument sert à classer – pas à mesurer – et qu’il y aura toujours des 2, des 4 et des 6, quelles que soient la baisse ou la hausse du niveau. Être sur le 3e échelon d’un escabeau ne dit pas s’il se trouve au troisième ou au seizième étage de l’immeuble en construction.

L’école genevoise n’a pas démérité. Ses bons élèves sont aussi bons que ceux des autres cantons. Ce sont les enfants en difficulté qui sont bien plus nombreux et qui devraient nous inquiéter. Ces élèves-là ne manquent pas d’abord de punitions, de mauvaises notes, de relégation. C’est de cela qu’ils souffrent, précisément. Nous renvoyer la balle en cherchant qui d’entre nous a négligé de les sanctionner, ce n’est ni respectueux pour les familles et les maîtres des cités, ni exigeant pour le reste de la société. C’est surtout erroné et donc inefficace, fatalement : comment progresserons-nous si nous prenons le problème pour la solution ? Ce n’est pas la moindre de nos contradictions.