Rousseau,
Piaget et Claparède : faudra-t-il les
déboulonner ?
Jean-Jacques
Rousseau, et après lui Jean Piaget et Edouard
Claparède sont trois des figures tutélaires de
" l'esprit de Genève ", lui-même
débiteur du projet des Lumières. Leurs noms
sont gravés aux coins de nos rues, aux frontons de
nos écoles, sur le socle de statues
agrémentant la ville. N'ont-ils rien d'autre à
nous léguer ? Qu'ont dit ces précurseurs qui
pourrait situer, dans le temps long de l'histoire, la "
question scolaire " telle que nous devons nous-même la
trancher ? Essayons, sans la travestir, de résumer
brièvement chaque pensée.
Rousseau
: généraliser l'instruction, condition de la
démocratie
"
Qu'on destine mon élève à
l'épée, à l'église, au barreau,
peu m'importe. Vivre est le métier que je veux lui
apprendre. Et la fortune aura beau le faire changer de
place, il sera toujours à la sienne. " Rousseau
pense que l'égalité entre les hommes passe par
l'accès de tous à l'éducation. Les
futurs magistrats, prêtres ou soldats n'exerceront pas
les mêmes fonctions, mais chaque enfant deviendra un
jour citoyen et devra connaître à ce titre les
savoirs, les pratiques et les valeurs qui fondent le "
contrat social ", le pacte protégeant les
intérêts de chacun au nom même de
l'intérêt commun.
L'éducation
de base ne doit pas séparer mais rassembler les
élèves : leur apprendre " tout ce qu'un
homme doit être ", dit Rousseau dans l'Emile. Le
philosophe de la démocratie jette ainsi les bases de
l'instruction publique, laïque, gratuite et obligatoire
; le droit à l'éducation vaut pour le peuple
souverain, pas pour quelques élus chargés de
gouverner - parce qu'eux seuls sont éclairés -
la grande masse des illettrés.
Aujourd'hui,
l'instruction devrait ainsi garantir une culture de base : "
L'école doit permettre à tous les
élèves d'acquérir des savoirs solides,
le sens des responsabilités et de la
solidarité. C'est la condition d'une réelle
égalité des chances à l'entrée
dans la vie adulte et la voie d'accès à la
citoyenneté, l'autonomie, l'emploi, la formation tout
au long de la vie. " (www.former-sans-exclure.org) Ne
produira-t-on que des génies ? Justement pas. Si les
premiers degrés sont obligatoires, c'est que certains
savoirs ne sont pas un luxe, mais une
nécessité. Dire d'avance que certains enfants
ne peuvent qu'échouer, c'est se résigner
à ne pas tous les former : comment se plaindre
ensuite si le pronostic est confirmé ?
Piaget
: croire que l'enfant est éducable, condition de
l'enseignement
"
Le but principal de l'enseignement est de
développer l'intelligence et surtout d'apprendre
à la développer aussi longtemps qu'elle est
capable de progrès. " Piaget considère la
pensée comme une faculté d'adaptation commune
à tous les hommes. Les enfants peuvent tous
apprendre, et ils le font d'autant mieux que les adultes
cherchent à les stimuler, tiennent compte de leur
manière de raisonner, les croient capables
d'accéder aux savoirs et aux compétences qui
permettent de vivre et de juger par
soi-même.
Le
psychologue genevois incarne l'idée maîtresse
de la pédagogie et de la recherche en
éducation : il ne suffit pas d'enseigner pour que
l'élève apprenne, car "
répéter des idées justes, même
en croyant qu'elles émanent de soi-même, ne
revient pas à raisonner correctement ". Tout
faire pour que les enfants s'instruisent, ce n'est pas leur
demander ce qu'ils aimeraient savoir, mais comprendre leurs
difficultés et les inciter à les
dépasser en soutenant leur
activité.
L'école
obligatoire ne peut donc qu'affirmer
l'éducabilité des esprits qui lui sont
confiés. " Les enfants sont différents,
mais tous peuvent acquérir la culture de base,
à condition que l'école tienne compte de leurs
ressources et de leurs besoins, qu'elle pratique une
pédagogie rigoureuse, différenciée,
active, soucieuse de faire dialoguer les cultures et de
donner du sens aux apprentissages. "
(www.former-sans-exclure.org) Ce point est crucial. Il
explique sans doute pourquoi le débat public est en
même temps si complexe et si passionné : quand
l'enfant n'apprend pas, comment se partagent les
responsabilités ? Si l'on pense que le
problème vient d'un " manque d'effort " ou de "
maturité ", on sanctionne l'élève d'une
mauvaise note et/ou du redoublement d'un degré. Si
l'on juge que le maître doit moins constater
l'échec que le prévenir et inciter l'enfant
à progresser, alors il s'agit de comprendre comment
celui-ci raisonne, ses erreurs, ses difficultés pour
lui apporter un soutien permanent et ciblé.
Méfions-nous des oppositions : il n'y a de
pédagogie que si les problèmes scolaires sont
ceux de l'élève et du maître
associés.
Claparède
: évaluer pour informer, condition de
l'apprentissage
"
Une note basse ne saurait en aucun cas porter secours
à une intelligence insuffisante. "
Claparède juge que l'organisation de l'école
ne peut pas tout, mais qu'elle a un impact important sur ce
qu'apprennent ou non les élèves. Tout miser
sur les mauvaises notes, les rangs, les punitions, les
concours et les prix, c'est placer la motivation en dehors
de la leçon, inciter les enfants à ne viser
que la moyenne, éliminer les plus faibles en
sanctionnant leur retard au lieu de les aider à
progresser par un soutien adapté.
"
L'école actuelle veut tout hiérarchiser ;
ce qui importe avant tout, c'est de différencier
", dit le docteur en médecine. Claparède
propose une pédagogie " sur mesure ", qui tienne
compte des différences pour mieux conduire chaque
élève vers la culture générale
dont il pense, comme Rousseau qu'elle forme " le lien
spirituel entre les hommes d'un même milieu et d'une
même génération ". On retrouve la
contradiction : comment se plaindre des écarts de
résultats si l'évaluation ne pense qu'à
classer au lieu de conduire à apprendre dès le
début de la scolarité ?
Dans
un monde où le savoir est la condition d'une vie
libre, l'instruction de base devrait clairement exclure
l'exclusion. " Tout au long de l'école
obligatoire, l'effort doit porter sur les apprentissages et
non sur la sélection. L'évaluation doit aider
à apprendre et informer élèves et
parents de la progression de chacun vers les objectifs. Elle
ne doit ni classer, ni marginaliser, ni surtout humilier. Il
faut donc viser une école pour tous, organisée
en étapes pluriannuelles, sans sélection ni
filières séparées. "
(www.former-sans-exclure.org) Note ou pas note n'est pas la
question tant que l'on ne dit pas ce qui est mesuré
et à quoi le chiffre est censé mener. Trier
les élèves avant de les former augmente les
risques de creuser les écarts et d'amener les plus
faibles à se résigner. Les enquêtes
internationales l'ont bien documenté.
Prophètes
en leur pays ? Les raisons de voter 2 x NON
Rousseau
faisait de l'instruction publique la condition de la
démocratie. Les travaux de Piaget ont montré
qu'il faut croire que l'enfant est éducable pour
(bien) enseigner. Et Claparède prônait une
école qui évalue pour aider à
apprendre, pas pour punir et hiérarchiser. Ils
résument à eux trois les enjeux du
débat d'aujourd'hui. Seront-ils prophètes en
leur pays ? Reléguer pour mieux former est une fausse
bonne idée : elle n'a pas d'avenir et que fait-elle
donc des Lumières du passé ?
|
Conférence
de presse
Pour une école juste, pas juste une école - 2
x NON
Ile Rousseau, 27 août 2006
Buste de Jean Piaget, parc des Bastions
Collège Claparède,
Genève-Conches
|